Faire connaître la Turquie et ses habitants avec les yeux d'une alsacienne qui y vit depuis 20 ans.
19 Janvier 2011
Située à l'extérieur des murs d'enceinte de la péninsule historique d'Istanbul, en face du cimetière de Topkapı, de l'autre côté de la voie rapide, la ravissante mosquée Takkeci İbrahim Ağa n'est guère connue des touristes.
Construite en 1592 sur ordre de Takkeci İbrahim Ağa, qui confectionnait des calottes en feutre et des couvre-chefs pour derviches sous le règne du sultan Murat III, l'origine de son édification résulte d'une belle légende.
Un trésor à l'écart des quartiers touristiques d'Istanbul
İbrahim, modeste artisan, vivait là, à l'emplacement de l'actuelle mosquée. Un jour, il implore le ciel de lui apporter la richesse et promet de faire ériger un lieu de prière dans son pauvre quartier qui n'en dispose pas.
Dans un rêve, quelques nuits plus tard, un homme dont le visage porte une barbe blanche lui apparaît et dit : "Ne cherche pas la fortune ici mais va plutôt à Bagdad. Sur la place de la ville, il y a une cour près du pont. Une vigne grimpe sur le tronc d'un dattier qui s'y trouve, mange des dattes et du raisin et la chance te sourira."
Un mirhab en faïence d'İznik
Ce songe, auquel il n'attache pas d'importance au départ, se renouvelle à trois reprises et finalement il réfléchit : "Ce rêve étrange doit cacher quelque chose. Allons à Bagdad pour voir ce qu'il advient..." İbrahim se met en route, avec sa besace sur l'épaule.
Après des jours et des nuits de voyage, il arrive sur place, trouve l'endroit décrit dans son rêve, mange dattes et raisins et finit par s'assoupir, épuisé par cette longue route. A nouveau, l'homme à la barbe blanche apparaît et lui demande : "Que fais-tu là, İbrahim Ağa ?"
Ce dernier lui répond : "J'ai écouté ce que vous m'avez dit et j'attends que la chance me sourit !":
La discussion se poursuit :
- Tu es bien naïf ! Est-ce qu'on entreprend un si long voyage juste pour un rêve ?
- Mais j'ai fait trois fois le même rêve !
- Et alors ! Moi aussi, j'ai rêvé trois fois que j’allais à Istanbul !
- Ah bon ? Et qu'avez-vous rêvé d'autre ?- Que je devais trouver la maison d’İbrahim Ağa et l’acheter car un trésor se trouvait dans sa cave. Mais est-ce que je suis allé si loin pour autant ?"
Heureux mariage du bois et de la faïence
İbrahim Ağa ouvre alors les yeux et ne voit personne, mais il se souvient de ce fameux trésor dans sa cave ! Il reprend le chemin inverse pour rentrer au plus vite chez lui.
Arrivé à Istanbul, il veut s'en assurer et commence aussitôt à fouiller sa cave. Au premier coup de pelle, il bute contre quelque chose de dur… qui s'avère être... un coffre dans lequel il découvre… des centaines de pièces d’or ! Il referme le couvercle, s'assied dessus et réfléchit, non pas à la façon de tenir sa promesse, mais de garder le secret de sa découverte.
Il est persuadé que s'il le déterre, sa femme le verra et alertera tout le quartier, et qu'il sera alors obligé d'en distribuer une bonne part... ce qui l'empêchera de tenir sa promesse.
Il décide de tester la discrétion de son épouse et le lendemain matin, au réveil, se tord de douleur en geignant avant d'exprimer son soulagement par un long soupir... avant de montrer à sa tendre moitié un oeuf : "Femme, regarde cet oeuf que je viens de pondre, c'est lui qui est à l'origine de mes maux, mais surtout ne dis rien à personne !"
Quelques heures plus tard, le quartier est déjà au courant de cet événement étonnant... İbrahim Ağa avait raison de douter de la retenue de sa femme. Finalement, il fait appel aux architectes dans le plus grand secret et emploie toutes ses pièces d'or pour la construction de cette mosquée.
Après l'adjonction d'une autre fontaine en 1819 par un certain Derviş Paşa, le sultan Mahmut II fait entreprendre une restauration complète des lieux en 1830-31.
Suite à l'interdiction des confréries soufies ordonnée en 1925, le tekke va devenir une mosquée. La réalisation de la voie de contournement E5 dans les années 50 va l'isoler considérablement.
Après une remise en état partielle par la Direction des Affaires Religieuses en 1985, elle retrouvera toute sa splendeur au printemps 2008 suite à la dernière restauration entreprise cette fois-ci par la mairie d'Istanbul après une période d'abandon qui a failli être fatale à ce petit bijou.
Une structure en pierre taillée alternée avec des rangées de briques, un minaret unique, font que l'aspect extérieur ne laisse augurer de la beauté qui attend le visiteur ayant franchi la porte...
Takkeci İbrahim Ağa camii
Un double portique en bois peint donne sur la salle de prière où faïences d'İznik et bois se marient harmonieusement.
Le dôme de 5,5 mètres de diamètre, tout en bois, est décoré sur le pourtour d'ornements dorés et dissimulé par un toit extérieur à pans inclinés. Deux seuls autres exemples de ce type de dôme existent à Istanbul, dans le yalı Amcazade Hüseyin sur les rives du Bosphore et dans les kiosques jumeaux du harem du palais de Topkapı.
Le dôme de la mosquée Takkeci İbrahim Ağa
Vingt-huit fenêtres placées sur deux niveaux assurent l'éclairage naturel de la mosquée. Certaines, à vantaux, du niveau inférieur supportent des inscriptions coraniques peintes en couleur or sur fond noir. D'autres, en partie supérieure, comportent des éléments de verre en couleur apportant une touche de gaieté.
Un superbe balcon en bois repose sur des piliers composés de la même structure, revêtus de délicates peintures, flanque une partie du mur nord-ouest de la salle de prière. Les décorations sont des exemples rares de la peinture sur bois de l'époque, qu'on peut retrouver dans la mosquée Ali Paşa Kılıç à Tophane.
La mosquée Takkeci İbrahim Ağa abrite également de superbes murs ainsi qu'un mihrab en faïence d'İznik à prédominance bleue. Des compositions florales y sont représentées agrémentées d'oeillets et de fleurs de lotus entre autres.
Avant d'aller la visiter, pensez à noter les heures de prière car elle n'est ouverte qu'à ces moments-là, ce serait dommage de se retrouver devant porte close.