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Du bretzel au simit

Rencontre avec Fatih Mehmet Maçoğlu, l'unique maire communiste de Turquie

Article publié partiellement sur http://www.lepetitjournal.com d'Istanbul le 9 septembre 2019


Aîné d'une fratrie de 11 enfants d'une famille très modeste, un visage jovial doté d'une épaisse moustache et aux yeux rieurs derrière lesquels se cache une volonté de fer, rencontre avec Fatih Mehmet Maçoğlu, l'unique maire communiste de Turquie.

 Fatih Mehmet Maçoğlu, l'unique maire communiste de Turquie, dans son bureau de la mairie de Tunceli

Il s'est d'abord fait connaître en dirigeant pendant 5 ans Ovacik, la première mairie communiste du pays. Il y a relancé l'agriculture, instauré une coopérative agricole dont les revenus sont redistribués, entre autres, sous forme de bourses aux élèves nécessiteux, un service de transport municipal gratuit pour ses 3000 habitants, distribué l'eau publique à un prix défiant toute concurrence et sans augmentation, mis en place une assemblée populaire et donné de l'importance aux femmes.

Depuis les élections municipales du 31 mars 2019, ce personnage hors du commun est à la tête de la ville de Tunceli et de ses 33 000 âmes. Après une entrée en matière originale - une remarque acidulée au sujet du café turc choisi plus onéreux que le thé -, place à la discussion et aux questions :

N.R. pour le Petit Journal d'Istanbul : « Le taux de chômage à Tunceli est particulièrement élevé. Quels sont vos projets pour améliorer la situation ? »

Fatih Mehmet Maçoğlu : « Il y a ici entre 25 et 35 % de personnes sans travail (la moyenne nationale est de 12 %) mais le principal problème à Dersim  nom de Tunceli en dialecte kırmancki – concerne l'emploi à 60 %. En fait, la mairie ne peut pas solutionner cette question mais s'efforcer de faire participer les gens à son développement à travers une production durable qui leur permette de vivre dans de meilleures conditions.

Nous essayons de résoudre les problèmes avec des micro-programmes en dialoguant avec des entrepreneurs privés, en luttant pour une vie dans la ville. A Ovacık, suite aux travaux lancés et aux efforts fournis, près de 600 familles travaillent à présent dans la production agricole (apiculture, élevage, légumineux, etc).

Les terres d'Ovacık, première mairie communiste de Turquie en 2014

Nous avons commencé ici dans 7 districts, pas seulement dans la ville de Dersim. La production a commencé à se développer dans ces districts et dans les années à venir, nous allons doter les activités agricoles de la plus-value nécessaire pour les augmenter et ainsi améliorer et faciliter la vie de la population locale grâce à sa production. Les réalisations municipales nécessaires au niveau industriel et dans de nombreux secteurs déterminés sont aussi identifiées... Nous essaierons de contribuer à créer de l'emploi même si le nombre est faible. Le problème principal est de développer la production, le tourisme et les infrastructures et de planifier ces zones d'emplois.

Des mairies comme la nôtre ont du mal à réaliser des actions à court terme mais nous avons en permanence à cœur dans nos plans de consacrer nos dépenses dans les périodes à venir à promouvoir ici le tourisme, de développer la formation des entrepreneurs locaux, d'apprendre aux jeunes comment offrir un service de qualité au niveau touristique. En fait, au niveau géographique, le tourisme peut, selon nous, contribuer à résoudre une partie du problème de l'emploi. »

D'après la déclaration du Préfet, nous pensons que près d'un million de personnes ont fait du tourisme ici récemment. Selon l'agence de presse Doğan, 150000 véhicules sont passés ici durant les 10-15 derniers jours – avant et pendant la fête du Sacrifice. Depuis que nous avons gagné les dernières élections, le nombre de personnes venues ici est incalculable. Nous devons planifier un programme relatif au tourisme car si nous n'y accordons pas de valeur, cela conduira à un environnement naturel pollué et endommagé. Nous avons commencé des entretiens et des réunions avec les principaux artisans, la direction du tourisme et les agences locales et allons améliorer la situation tous les ans un peu plus pour développer le potentiel, l'hébergement et le guidage touristique.

Beaucoup de gens, vraiment beaucoup trop, viennent, nous suivent. Nous le savons à travers internet, les réseaux sociaux, les mails reçus. Chacun vient apporter sa contribution, son avis sur les différentes questions et problèmes et nous devons reconnaître que la société a développé une sympathie à notre égard. Le lendemain des élections, 2000 personnes sont venues à la mairie et tous les jours il y en a des quantités... »

Quelques visiteurs parmi tant d'autres à la mairie communiste de Tunceli

N.R. pour le Petit Journal d'Istanbul : « Nous connaissons les résultats de l'action menée en matière agricole à Ovacık. Vous souhaitez reproduire ce modèle de façon accentuée en unissant et administrant de façon commune les 7 districts de la province de Tunceli. Pouvez-vous nous en dire plus et existe-t-il une administration de ce type en Turquie ? »

Fatih Mehmet Maçoğlu : « En termes institutionnels, les gains d'une même institution peuvent permettre de réaliser de meilleurs travaux mais les idéologies politiques divergentes voient cela d'un oeil timide. Nos plans sont les suivants : organiser un concept dans lequel les 7 districts sont unis et gérés ensemble par les maires sans distinction politique. Nous avons fait une première réunion mais lors des suivantes, les maires des différents partis regardaient cela d'un peu loin, attendant d'en savoir plus sur le devenir, la gestion... Nous voulons organiser une conception idéologique, chaque politique veut la sienne, ça c'est autre chose... J'estime qu'il est important de servir une société et tous les êtres qui y vivent. Nous faisons ces deux choses ensemble. Une politique et une conception sont incarnées ici, servir la ville de manière surtout égale au niveau communautaire et de la détermination des besoins généraux. En fait, notre objectif est de créer une administration locale commune pour gérer et développer ensemble toute l'activité de la ville au sens large.

Non, nous sommes la seule mairie. Nous avons établi des relations avec les municipalités mais nous n'avons pas encore pu créer cette administration. Nous avons entamé un dialogue et travaillons intensément avec la « ville soeur » de Rüsselsheim en Allemagne – où vit une forte population originaire de Tunceli. »

 

N.R. pour le Petit Journal d'Istanbul : « Vous avez créé un Conseil populaire à Ovacık... et à Tunceli ? »

Fatih Mehmet Maçoğlu  : « C'est en cours de réalisation ici. Ovacık étant plus petit, il a pu être créé au cours des trois premiers mois, mais lorsque les villes sont plus importantes, les institutions se développent en parallèle. Nous avons pris la décision d'organiser d'ici fin septembre des petites réunions de comités de ce conseil populaire, par exemple le conseil des femmes, celui des jeunes. Nous avons fait une réunion avec la commission esthétique, une avec une partie de la commission financière, etc. Ce mécanisme de discussion suit son cours. »

 

N.R. pour le Petit Journal d'Istanbul : « Vous accordez de l'importance aux femmes et en avez mise en place un certain nombre dans votre équipe de travail. »

Fatih Mehmet Maçoğlu : « Oui... 4 sur 6 sont des femmes. Ce n'est pas vraiment bien, on dirait que les femmes sont plus importantes, ce n'est pas une égalité, il y en a trop (sourire) ! En fait, si vous êtes ici le maire élu, vous devez conduire, mener la barque. Nous nous réunissons régulièrement pour échanger ensemble. Vous ne faites pas seulement de la politique avec les 33000 personnes de votre ville mais touchez des millions de gens qui vous suivent. Des relations sont établies avec des personnes, des institutions en Turquie, en Allemagne, en France, etc. Tant de personnes viennent de l'étranger pour faire des interviews, tourner des documentaires et une journée ne suffit vraiment pas pour accomplir toutes les tâches d'un maire de 33000 habitants. Cela devient difficile d'entreprendre les dialogues et besognes à réaliser ici mais l'équipe est bonne. Le travail est un peu inexpérimenté mais va commencer à se professionnaliser dans les prochains mois. »

 

Une des innombrables rencontres quotidiennes de Fatih Mehmet Maçoğlu à la mairie de Tunceli avec Arzu, une des 4 femmes de son équipe

 

N.R. pour le Petit Journal d'Istanbul : « Un appel aux dons de 25 TL a été lancé récemment. Est-ce pour effacer une partie des 68 millions de dettes dont vous avez héritée ? »

Fatih Mehmet Maçoğlu  : « Non, cela n'a aucun rapport. Nous avons démarré cette campagne - début août - avant le début de la fête du sacrifice. Nous avons dit tout à l'heure que des millions de personnes nous suivent. Dans ce processus, nous voulons savoir combien se sentent faire partie d'une municipalité, combien de personnes nous soutiennent, combien critiquent les erreurs de la mairie, nous devons savoir ce qu'ils pensent vraiment. Ce faisant, nous avons commencé avec une petite demande de contribution, 25 livres turques, afin que toutes les personnes avec lesquelles nous avons dialogué, qu'elles soient pauvres ou riches, puissent participer. La raison essentielle est de pouvoir prendre des mesures concrètes dans les périodes à venir. Nous n'allons pas utiliser cet argent pour régler les dettes, pourquoi le ferions-nous puisqu'à la base, leur remboursement se fait automatiquement par la banque İller – banque d'Etat pour le développement et les investissements - qui donne l'argent aux municipalités en prélevant d’abord ce qui est dû ?

Avec l'argent reçu, nous allons régler plusieurs problèmes. Suite à une étude réalisée et si nous disposons d'un bon budget, nous voulons donner la possibilité aux femmes d'exploiter des serres 8 mois sur 12 pour produire tomates, aubergines, poivrons, etc. Si nous avons un budget plus élevé, nous voulons construire des parcs de stationnement car le nombre de véhicules croissant issus du tourisme rencontre de réels problèmes pour se garer. »

Comme à Ovacık, les livres font partie du paysage dans les locaux de la mairie de Tunceli 

N.R. pour le Petit Journal d'Istanbul : « La population de Tunceli et de la région est majoritairement alévie. Selon vous, y a-t-il des points communs entre l'alévisme et le communisme ? » 

Fatih Mehmet Maçoğlu : « Au niveau culturel, on peut en trouver. Au niveau de chaque religion, chaque langue, chaque vie, le communisme a beaucoup en commun, par exemple, dans le passé alévi la vie collective, le partage. Dans l'Islam ou le christianisme, aider des personnes de religions différentes peut être considéré comme une croyance, nous le considérons comme une solidarité. Nous avons plus de points communs au niveau de la vie et de la culture mais du point de vue idéologique, nous séparons les dogmes de la science. Nous penchons pour une politique proche de la science. Il ne s’agit pas aux personnes de rejeter leurs croyances, leurs cultures, nous oeuvrons en les respectant et en les considérant. »

 

L'échange se termine, une délégation l'attend dans son bureau... et bien d'autres personnes le saluent, l'interpellent à la sortie de notre entretien...

 

Sur la façade de la mairie de Tunceli, les dépenses municipales pour le Festival du Munzur 

Un dernier regard sur la façade principale de la mairie où se trouve accrochée en grand une banderole sur laquelle figure l'état des dépenses liées au Festival du Munzur. Comme à Ovacık durant son mandat, la transparence est de rigueur pour Fatih Mehmet Maçoğlu ...

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