10 Décembre 2018
Le célèbre écrivain et homme de théâtre Eric-Emmanuel Schmitt, membre de l’Académie Goncourt, était à Istanbul le 28 novembre 2018 pour, d’une part, recevoir le Prix Littéraire NDS des Lycéens 2018 pour son livre Les 10 enfants que Madame Ming n’a jamais eus et, d'autre part, pour donner le même soir au lycée Notre-Dame de Sion une conférence sur le thème « Ecrire en langue française aujourd’hui - rayonnement mondial et importance des prix littéraires », avec comme modératrice le Professeur Füsun Türkmen, titulaire de la chaire internationale Leopold Sedar Senghor pour la francophonie à l’Université de Galatasaray et Présidente de la Fondation éducative Notre-Dame de Sion.
Cet homme jovial, à la plume riche et fertile, a bien voulu consacrer un peu de son temps aux lecteurs du bretzel au simit.
DBAS : J’aimerais en savoir plus sur vos sources d’inspiration quant aux sujets si divers traités dans vos livres, entre les migrants dans Ulysse from Bagdad (dont on trouve les explications en fin de livre), Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran, Si j'étais une oeuvre d'art ou encore Les 10 enfants que Madame Ming n'a jamais eus, objet de votre dernier Prix.
EES : Je ne sais pas, pour moi chaque livre est une aventure, un voyage surtout, un voyage parfois dans l'espace, dans le temps, c'est toujours en tout cas un voyage hors de ma peau, hors de mon âme puisque j'adore devenir d'autres personnages, explorer le monde. Je crois que l'écriture est pour moi un moyen d'assouvir ma curiosité vraiment infinie et forte des êtres humains d'abord. Je les trouve passionnants de complexité et j'ai vraiment envie de faire le plus de voyages possibles dans le labyrinthe du psychisme humain et pas du tout pour en sortir, pour y rester et en explorer tous les coins. J'ai véritablement une passion de l'humain et donc le renouvellement se fait comme cela, c'est-à-dire qu'il y a toujours des aspects humains que je n'ai pas abordé dans un livre et chacun va me permettre d'avancer parce que je n'écris pas pour dire ce que je pense, j'écris pour découvrir ce que je pense. Chaque livre est donc une expédition, une aventure, un voyage dont je reviens plus riche, en ayant appris quelque chose. Mes livres me font grandir, me font mûrir ; je n'en suis pas seulement le père, je suis aussi l'enfant de mes livres.. Les sujets sont toujours extrêmement différents et je ne cherche pas cette différence, elle s'impose puisque c'est le monde qui m'inspire…
DBAS : Quelle est votre façon d'écrire, est-ce que vous allez vous enfermer pendant quelques semaines dans un coin tranquille, comment est-ce que vous fonctionnez ?
EES : J’ai l'impression d'être un arbre et les oiseaux se posent dessus, ce sont les idées. Elles viennent se poser sur moi, il y a des idées qui se posent et partent, elles ne sont pas pour moi. Je devrais d'ailleurs les donner aux autres, car ce sont peut-être des idées pour d'autres écrivains. Et puis il y a des idées qui vont grandir, qui font leur nid, qui s'installent et, en fait, un livre, c'est à la fois une obsession et un rendez-vous, c'est-à-dire qu'une idée lancinante s'impose, revient et je comprends qu'il y a un livre à faire. Et là, j'ai un rdv et je le cultive. Je cultive l'avant, j'aime bien avoir ça devant moi, c'est un principe dynamique et je songe à mon livre en faisant autre chose, en vivant, en voyageant, en faisant du théâtre, en faisant des films, en allant à la rencontre des gens, etc mais intérieurement tout ce que je vis à ce moment-là continue à nourrir le livre en gestation. Je crois que l'image la plus juste, c'est que je suis enceint du livre et tout ce que je vis nourrit l'enfant…
DBAS : Vous êtes enceint en permanence ?
EES : Oui et puis de façon multiple (éclat de rire). C'est très fatiguant, il y a beaucoup de monde ! En même temps, on a de la chance et donc, je sais que je suis enceint, je nourris le foetus et puis un jour, je sens que c'est prêt et j'accouche.
DBAS : Et quelle est la durée moyenne d'un accouchement ? Entre un roman et une nouvelle, ce n’est sans doute pas pareil...
EES : Oh si, c'est-à-dire, le temps qui ne se calcule pas est celui de la conception qui peut prendre des années. Il y a des livres auxquels je pense depuis 30 ans que je n'ai pas encore écrit parce qu'il me manque encore quelque chose qui va venir, que je vais trouver. Après, c'est le temps matériel de l'écriture et à 9 h je suis à ma table jusqu'à 20 h.
DBAS : donc, vous écrivez chez vous ?
EES : Je n'aime pas avoir des habitudes, être l'esclave de moi-même. Je me donc suis entraîné à écrire partout. Il faut que le livre soit lancé, pour cela il faut que je sois chez moi. Les premiers jours, il faut que l'accroche se fasse dans la solitude. J'écris souvent à la campagne où j'ai une ferme-château ; je m’y retire et commence à écrire. Après, je peux faire des voyages en continuant à écrire, je peux écrire dans les avions, les hôtels, parce que le livre est lancé. Ça y est, je tire sur le fil et je ne m'arrête pas un seul jour à partir du moment où c'est lancé. Cela prend entre une semaine et plusieurs mois. Il y a des livres qui ont fait le tour du monde que j'ai écrit en une semaine (rire) mais j'y ai pensé longtemps. Oscar et la dame rose, par exemple, ce sont des millions d'exemplaires à travers le monde, je l'ai écrit en une semaine, Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran aussi.
Prix Littéraire NDS des Lycéens 2018 pour le livre d'Emmanuel Schmitt "Les 10 enfants que Madame Ming n’a jamais eus"
DBAS : Vous semblez vous intéresser aux différentes religions. Vous allez faire aujourd'hui la connaissance de Nail Kesova, le sheik mevlevi qui joue son propre rôle dans le film de Monsieur Ibrahim. Avez-vous en fait "rencontré" le soufisme, thème abordé dans le livre de Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran ?
EES : Ah oui, le sheik dans le tekke… Le soufisme a été une rencontre poétique et littéraire avec Rumi. J'ai découvert Rumi et l’ai lu avec passion, il fait partie de mes poètes mystiques préférés.
DBAS : A quand remonte cette rencontre ?
EES : Dans les années 90.
DBAS : C'était donc bien avant que vous écriviez Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran ?
EES : Oui, oui. J'ai fait une tournée aux Etats-Unis avec un groupe d'écrivains, quasiment que des américains. Leur question était toujours how did you do your research ? entre écrivains et moi, j'étais mal car je n'ai jamais fait de recherches pour un livre, c'est parce que je me suis passionné pour quelque chose qu'un jour, cela peut donner un livre. J'étais passionné par Rumi, j'ai fait un premier voyage en Turquie où j'ai découvert des tekke et j'ai vu des derviches tourner. Cela m'a introduit au monde du soufisme. J'aime la lecture du Coran que représente le soufisme, d'où le titre de mon livre car Monsieur Ibrahim dit toujours "Je sais ce qu'il y a dans mon Coran". A la fin, Momo reçoit son Coran et ce qu'il y trouve, ce sont deux fleurs séchées. C'est à dire qu’il y a dans son Coran ce que Monsieur Ibrahim y a mis, sa lecture, car pour moi, il n'y a pas de livre, il n'y a que des lectures. Le même livre peut donner lieu à une lecture idiote et terrorisante - on voit ça actuellement – ou à une lecture qui enrichit. Un imbécile trouvera le livre imbécile, quelqu'un qui veut s'élever trouvera de quoi s'élever ; c'est la lecture qui fait le livre, ce n'est pas le livre qui fait la lecture, surtout pour des textes ambigus comme tous les textes sacrés.
Et donc, j'aime la liberté du soufisme, j'aime qu'on sollicite son corps pour prier, j'aime qu'on épuise son corps pour prier, j'aime cette pratique de la danse et de la transe, une grande sagesse. Je fais donc apparaître ça dans mon récit et je sais par exemple qu’en France où je le joue sur scène en ce moment - j'en suis quasiment à 200 représentations - c'est très important, le texte retentit encore mieux que dans le passé parce qu'il y a 20 ans, quand je proposais ça, c'était un voyage, aujourd'hui c'est militant, militant de la bienveillance, de la tolérance, du respect de la spiritualité de l'autre. Les gens m’en parlent et je leur réponds Lisez Rumi, intéressez-vous au soufisme. Après, comme pour tout ce qui touche au spirituel, chacun fait son chemin.
Rencontre entre Eric-Emmanuel Schmitt et Nail Kesova, sheik mevlevi ayant joué son propre rôle dans le film "Monsieur Ibrahim et les fleurs du Coran"
DBAS : Est-ce que vous avez connu un monsieur Ibrahim ?
EES : (rire) Depuis oui, pas avant. A Bruxelles, j'habite dans une maison et à côté il y a un épicier arabe qui s'appelle Bachir et que tout le monde appelle Monsieur Ibrahim depuis 17 ans. Parfois, il fait croire aux gens que c'est lui qui a inspiré le personnage alors qu'en fait, je me suis installé dans cette maison deux ans après avoir avoir écrit ce livre.
En outre, pour moi, il s'est imposé que le personnage de Monsieur Ibrahim était turc sans très bien connaître la Turquie. C'est un turc qui vit à Paris. Je me suis vraiment rendu compte qu'il était turc quand le livre a eu du succès en Allemagne. Parce qu'en France, on dit c'est l'arabe du coin, ouvert de 8 h du matin jusqu'à minuit et même le dimanche. En Allemagne, il y a 5 millions de turcs, et souvent, celui qui tient l'épicerie au coin de la rue, c'est le turc. Le livre a été pendant un an et demi premier de la liste des best-sellers là bas parce qu'au fond, les Allemands comprenaient encore mieux le livre que les français puisque Monsieur Ibrahim était turc...
Je me suis inspiré de plusieurs personnages pour cet ouvrage, tout d'abord de mon grand-père maternel, artisan, lyonnais lui, et qui n'était ni musulman, ni épicier. Par contre, mon arrière-grand père paternel était épicier à Brangues en Isère où habitait Claudel et il servait Monsieur Claudel en fruits et légumes. Au mois de juin, je suis allé à Brangues où il y a le festival du solstice et j'ai joué Monsieur Ibrahim dans le parc de la ville. Je faisais des clins d'oeil au ciel en disant j'espère qu'on s'amuse là haut. Je me suis inspiré de tous ces êtres qui sont sages et qui ne savent même pas qu'ils sont intelligents. Je suis toujours touché par cela, des gens qui n'ont pas fait d'études, qui ont fait humblement un métier de fourmi, avec un profil bas et énormément de simplicité, de modestie. Dans ces personnes, il y a parfois des trésors d'intelligence, de sagesse, d'humanisme et cela m'a toujours fasciné. Je pense que dans ma famille, il y avait des gens comme ça. J'ai eu droit aux grandes études, il m'a fallu en faire pour arriver à articuler quelque chose d'intelligent alors que mon grand-père par exemple, non, pas du tout, il était artisan et c'était un puits de sagesse.
DBAS : Ce n'est pas votre première visite à Istanbul, semble-t-il : Par ailleurs, connaissez-vous d'autres lieux en Turquie ?
EES : C'est la 5ème ou 6ème fois que je viens à Istanbul. Je suis aussi allé à Antalya, à Bodrum, en fait en bateau. J'ai fait un voyage en bateau pour voir autre chose. Cela n'a pas duré longtemps parce que je ne suis absolument pas à l'aise sur un bateau et je me suis fait débarquer assez vite.
DBAS : Vous êtes né à Lyon, vous êtes français et belge mais vous avez aussi des racines alsaciennes qui m'ont bien fait sourire quand je l'ai appris. Votre grand-mère paternelle est de Morschwiller, à côté de Mulhouse ma ville natale et votre grand-père paternel de Wintzenheim près de Colmar. Connaissez-vous l’Alsace ?
EES : A l’âge adulte oui. Mes grands-parents, comme je le raconte, avaient quitté l'Alsace dans les années 30. C'étaient des familles de paysans où il y avait 7 enfants et tous les deux étaient le 7ème, mon grand-père Schmitt et ma grand-mère Steinmetz. Ils se sont rencontrés dans un café d'alsaciens à Lyon et ont fondé la famille.
DBAS : Vous les avez connus ?
EES : Mon grand-père jamais, il est mort quand j'avais quelques mois, ma grand-mère oui, beaucoup, oh là là. C'était très fort entre nous parce qu'elle était croyante et de toute la famille, je suis le seul croyant aussi. Qu'est-ce qu'elle était heureuse de partager ça avec moi. Il y avait plein de choses qui nous liaient mais il y avait notamment cela. Elle avait tellement de tristesse de ne pas avoir pu transmettre ça à ses 4 enfants, à ses autres petits-enfants.
J'ai toujours eu un statut bizarre dans la famille parce que j'étais le petit génie, parce que j'étais brillant à l'école tout de suite. Je ne m'en rendais pas compte, c'est après que je me suis rendu compte que pour tout le monde, au début, on me regardait : "Qu'est-ce que c'est que ça, comment on a fait un truc comme ça ?" Je pense souvent à ma grand-mère quand j'écris parce que c'était une femme très intelligente mais qui n'avait pas pu faire d'études car elle a dû travailler dès l'âge de 14 ans. Elle faisait partie de ces gens qui avaient le certificat d'études, qui gardaient toute leur vie un français parfait, une écriture parfaite, une orthographe impeccable, on se demande comment. Les choses ont changé... Toute sa vie, elle a beaucoup lu, elle adorait lire. Et quand j'écris, je pense toujours qu'il faut que ce soit compréhensible à la fois par ma grand-mère qui n'a pas eu le droit de faire des études et par mes amis qui sont intellectuels. J'ai toujours cette tension intérieure d'offrir plusieurs niveaux de lecture pour être accessible au premier degré à quelqu'un qui n'a pas de culture, de ne pas me montrer pédant - je déteste ça - de ne pas la ramener, parler à l'intelligence du coeur en même temps qu'à l'intelligence de l'esprit et puis pour ceux qui ont eu le privilège d'ajouter des couches culturelles, leur tenir un discours pour qu'ils se rendent compte que ce n'est pas si simple que ça.
DBAS : Dans Les 10 enfants que Madame Ming n'a jamais eus, il y a des citations de Confucius mais de vous aussi car ces dernières sont nombreuses dans vos livres. Qu’est-ce qui est de Confucius, qu’est-ce qui est d’Eric-Emmanuel Schmitt ? Qui a écrit quoi ?
EES : Oui, parfois je fais du Confucius (rire). C'est le but de tous ces petits livres qui font partie de ce que j'appelle le cycle de l'invisible, qui, à travers un récit qui ressemble d'abord à un divertissement, invite à voir par empathie, par capillarité, emmène les gens dans une autre pensée et sans jouer du tambour.
DBAS : Oui, cela fait réfléchir, mais sans pour autant imposer. c'est le but d'ailleurs je pense.
EES : Oui, c'est ça. Quand j'ai écrit le livre, je savais ce qui était de Confucius et ce qui était de moi, maintenant je ne sais plus... Non, non, je sais toujours (sourire) parce que ce sont des phrases de Confucius que je connaissais depuis des années. Je ne suis pas allé les chercher pour écrire le livre. Il faut être imprégné totalement de quelque chose, il faut qu'il y ait un humus solide pour que pousse quelque chose. On ne se fait pas des connaissances au dernier moment.
DBAS : Quand j'ai lu Ulysse from Bagdad qui m'a beaucoup marqué - côtoyant beaucoup de migrants, c'est un univers qui me parle et m'interpelle -, j'avais plein de questions et finalement à la fin du livre, c'était utile de marquer comment vous est venu le sujet, le déroulement. Je pense que c'est utile de comprendre car avant d'arriver à la fin du livre, je me suis demandée si vous étiez allé à Bagdad, comment vous aviez eu toutes ces informations et que cela avait dû prendre du temps. On est dans le coeur du sujet, de cette famille, du personnage principal.
EES : Oui, c'est utile. Finalement, ce sont toujours des rencontres. Mes livres ne racontent que ça, des rencontres, toujours, toujours. Je crois beaucoup à ça. En effet, quand j'écris des livres sur des sujets sensibles et importants comme Ulysse from Bagdad ou La part de l'autre sur Hitler, je mets le journal de mon écriture à la fin parce que je pense que cela représente pour le lecteur son journal de lecture à lui. Les questions qu'il s'est posé pendant qu'il lisait mon livre, moi je me les posais quand j'écrivais et finalement il retrouve en écho ses propos et ses interrogations. Et sur des sujets comme ça, cela me paraît important.
DBAS : Votre roman Si j'étais une oeuvre d'art m'a aussi interpellé, je me suis dit "Où est-il allé chercher ça ?"
EES : Je ne sais pas. (rires)
DBAS : A quoi pouvait ressembler le personnage après sa transformation reste aussi un grand mystère pour les lecteurs...
EES : Effectivement, parce que je ne dis rien.
Cet échange avec Eric-Emmanuel Schmitt aurait pu durer encore bien longtemps, tant il y avait de sujets de conversation qui nous rapprochaient... mais de nombreux journalistes turcs attendaient derrière la porte pour prendre le relais... Merci et peut-être à bientôt au détour d'un tekke d'Istanbul...