17 Septembre 2018
Ma première rencontre avec Kenizé Mourad remonte à... octobre 2001 par le biais du petit écran. En effet, cette brillante journaliste et romancière française d'origine turco-indienne est alors le fil rouge de l'émission "Des racines et des ailes" consacrée à Istanbul. C'est ce magazine qui me donne l'envie de venir découvrir cette ville-monde, décision qui a radicalement changé le cours de ma vie...
Septembre 2018, c'est à Istanbul autour d'une table que je retrouve l'arrière-petite-fille du sultan ottoman Murat V pour discuter, entre autres, de son 5ème livre "Au pays des purs" publié chez Fayard en mars dernier et sorti ces jours-ci en turc aux éditions Everest sous le titre "Pak İnsanlar Ülkesinde".
Kenizé Mourad
DBAS : J'aimerais que vous nous parliez de votre dernière publication, ce roman d'amour qui se passe au Pakistan et pourquoi dans ce pays, quelle est votre relation avec lui ?
Kenizé Mourad : En ourdou - langue nationale du pays -, Pakistan veut dire pays des purs, Pak veut dire "pur", istan veut dire "pays" et c'est pour cela que j'ai choisi ce titre. Je pense que le Pakistan est un pays très mal connu. Il a été appelé comme cela parce que les gens qui ont formé le Pakistan en 1947 au moment de la partition avec l'Inde avaient l'idée d'un pays magnifique. Ils voulaient en faire un pays ouvert, démocratique. Ce sont des pionniers qui y sont partis à l'époque pour construire un nouveau pays. Il y avait Lahore qui était LA grande ville, le reste c'était uniquement des campagnes. Ils ont construit un vrai pays qui hélas a pas mal dégénéré, ce n'est pas resté du tout le rêve des pionniers.
Mon livre est un roman d'amour mais aussi un grand document sur le Pakistan parce qu'en fait, je le connais très bien. J'y vais depuis 40 ans, j'ai de la famille en Inde et au Pakistan, des deux côtés de la barrière et j'aime beaucoup ce pays parce que les gens y sont extrêmement accueillants, gentils et méconnus et mal jugés. Vous savez, le Pakistan c'est un peu comme la Turquie, c'est-à-dire qu'elle est mal aimée et le Pakistan l'est aussi. En fait, ce sont deux pays qui s'aiment beaucoup et vous savez pourquoi ? A la fin du califat, quand les étrangers occupaient toute la Turquie et notamment Istanbul, il y a eu un appel aux musulmans de l'Inde et toutes les femmes ont donné tous leurs bijoux en or. Elles sont venues et se sont débarrassées de leurs bijoux ; il y avait des montagnes d'or qui ont été envoyées à Istanbul pour aider le califat qui était le centre de l'Islam. Pour elles, il était tellement important de le garder que des millions de femmes musulmanes ont tout donné pour le sauver.
Les Pakistanais et les Indiens musulmans n'ont jamais oublié ça et en même temps, ils ont beaucoup de respect pour la Turquie qui était à la fois le centre de l'Islam et de plus un grand empire, alors que les autres grands pays musulmans sont, les uns après les autres, devenus des colonies. Ils sont fiers de la grande puissance de la Turquie, de son passé mais aussi de la Turquie moderne kémaliste qui a été un exemple pour tous les pays et tous les musulmans du monde.
J'ai passé beaucoup de temps au Pakistan et ma tante est partie s'y installer à 20 ans quand le Pakistan s'est créé. Les musulmans de l'Inde avaient peur d'être mal traités, comme une minorité, par la nouvelle majorité indienne et à raison. Un cousin m'a raconté qu'à Bombay, s'il passait sur le trottoir et qu'un hindou orthodoxe mangeait sur celui-ci, si l'ombre du musulman passait sur son repas, l'hindou jurait et jetait son plat parce que celui-ci était devenu intouchable, pollué par l'ombre du musulman. Ces derniers sont des intouchables pour les hindous orthodoxes et les chrétiens aussi, il ne faut pas vous faire d'illusion.
DBAS : Avez-vous écrit ce livre là-bas ?
Kenizé Mourad : J'ai écrit ce livre en partie au Pakistan, en partie en France. J'ai mis environ 4 ans. Je fais beaucoup de recherches, extrêmement minutieuses et ce livre est vraiment un document en français sur le Pakistan - peut-être le meilleur - parce que, comme je vous ai dit, j'y vais depuis 40 ans et en profondeur. Je ne vais pas voir les sites touristiques, je suis dans la société.
Kenizé Mourad à Istanbul pour la sortie en turc de son 5ème livre
DBAS : Est-ce un roman créé de toutes pièces ou à partir de personnes connues, rencontrées, de faits réels ?
Kenizé Mourad : Anne, l'héroïne, est une journaliste. Ce n'est pas moi mais elle peut me ressembler un peu et son personnage est tiré de mon expérience de journaliste. Beaucoup de personnes de ce livre sont réelles et je l'ai créé à partir d'hommes et de femmes rencontrées, connues. En les regardant, je me disais que ce sont des personnages extraordinaires, formidables. La bégum, cette vieille dame hors du commun, c'est en réalité ma tante qui à l'âge de 80 ans était toujours directrice d'une école mixte de 3000 enfants. Elle avait fait un terrain de football pour les filles et cela change l'idée qu'on a sur le Pakistan.
Le jeune théâtreux qui monte des pièces de Beckett à Karachi alors qu'on a l'impression que le Pakistan est très arriéré, c'est mon cousin. La petite mère Thérésa, c'était une très bonne amie qui a été tuée hélas, non pas par les islamistes mais par la Mafia de la terre. Elle essayait de garder la terre pour les maisons des pauvres gens et la Mafia voulait détruire ces demeures pour y construire des immeubles - on connaît ça en Turquie - et essayait de jeter les gens de chez eux. Elle les a défendus mais deux ans après s'est fait tuer. Je parle de beaucoup de choses vécues.
Je montre aussi que c'est un pays considéré par les Américains comme le plus dangereux du monde car il ne faut pas oublier que le Pakistan est le seul pays musulman à avoir la bombe atomique. Cette bombe est défendue et bien gardée par les militaires qui sont des gens sérieux. L'armée pakistanaise est très forte, comme l'armée turque, mais des fragments de matière fissile peuvent tomber, être subtilisés par les groupes terroristes qui pullulent dans le pays. Est-ce que cette bombe risque de tomber entre les mains de terroristes ? C'est la grande question, la grande peur de toutes les chancelleries du monde et Anne, la journaliste, est envoyée pour enquêter là-dessus. En même temps, elle va découvrir une société pakistanaise qui n'a rien à voir avec ce qu'on montre, des barbus et des femmes voilées. Elle va rencontrer toute une société extrêmement sophistiquée, avec ses défilés de mode, ses galeries de peinture, ses théâtres, ses cafés, ses restaurants.
A côté de cela bien évidemment, il y a aussi une société très traditionnelle mais qui a été très influencée par le soufisme jusqu'à ce que vienne le dictateur Zia, amené par les américains, au moment où l'Afghanistan a été envahi par les Russes. Les Américains ont mis là un général pakistanais qui est devenu un chef d'état. Ils ont installé à ce moment-là, avec l'aide de l'Arabie Saoudite et de la CIA, des écoles de talibans formés pour aller se battre contre les Soviétiques en Afghanistan. C'était les croyants contre les incroyants ; ils se sont très bien battus et ils ont jeté les Russes qui ont dû partir au bout de 10 ans.
Le Pakistan, qui était un pays avec un islam plutôt ouvert et souriant, en général très humain, s'est retrouvé avec environ 100 000 talibans, des jeunes qu'on avait endoctrinés, fanatisés et qui ne connaissaient que le métier des armes. Ce pauvre Pakistan a énormément de problèmes maintenant.
Je montre tout ça, je décris les bons et les mauvais côtés, le Pakistan vu de l'intérieur avec tous les côtés d'un pays magnifique, d'une grande beauté. Au nord, ce sont des montagnes, 10 fois la Suisse en plus grandiose. Il y a le plus beau pic du monde, le K2, qui est le second plus haut sommet. Au sud, il y a des plages magnifiques, des dizaines de km de sable fin. Il y a la grande ville de Lahore qui était LA ville avec Delhi, la ville des sultans. Les empereurs moghols ont fait construire à Lahore des palais absolument extraordinaires parce que c'était leur étape avant d'aller dans l'Himalaya, l'été ils s'arrêtaient à Lahore. C'est une ville très belle avec une des plus grandes mosquées au monde, ses superbes palais et je décris tout cela, toute cette société extrêmement diverse.
Kenizé Mourad avec Seda, une de ses fans d'origine turque et habitant en France
DBAS : Dans votre dernier roman "Au pays des purs", vous parlez d'une réalité très intéressante qui se joue au Pakistan.
Kenizé Mourad : En effet, et cette journaliste la découvre... Je suis moi-même allée incognito dans la province du Baloutchistan au Sud-Ouest du Pakistan et bordée par la mer d'Oman. Les journalistes n'ont pas le droit d'aller là-bas, ni même les diplomates. Il y a un tout petit port de pêche qui s'appelle Gwadar. Les Chinois l'ont loué pour 50 ans et ils sont en train d'installer là un des plus grands terminaux pétroliers au monde à la croisée des principales routes du pétrole. Les Indiens sont furieux, les Américains aussi que les Chinois soient là parce que cela leur servira également de poste militaire si besoin. Du coup, les Américains et les Indiens, encouragent la guérilla - il y a une guérilla des Indépendantistes - contre les Chinois et les Pakistanais qui construisent aussi une route très importante pour la Chine et qui traverse tout le Pakistan de Gwadar jusqu'à la frontière avec la Chine. De là, les Chinois peuvent importer leur pétrole et leur gaz. Ils peuvent exporter plusieurs marchandises vers le Moyen-Orient et l'Europe et c'est une route d'à peu près 3500 km qui se fait en 4 jours. En passant par la mer, par le détroit de Malacca du côté de l'Indonésie, il faut 21 jours. Ledit détroit se trouve entre des pays amis des Etats-Unis mais qui peut être bloqué à tout instant si la Chine et les Etats-Unis ont un problème … et ils vont en avoir... C'est donc une route cinq fois plus courte et beaucoup plus sûre et les Chinois y tiennent beaucoup, malgré les pressions et la guérilla.
DBAS : Où en est la réalisation de cette route ?
Kenizé Mourad : La construction a débuté il y a longtemps. Dans le Nord, elle est complètement achevée et dans le sud, ils sont en train de la terminer. On veut la doubler d'un réseau de chemin de fer, d'un gazoduc et d'un pipeline. Cela va constituer un énorme développement et le Pakistan est en train de devenir un endroit géopolitique extrêmement stratégique pour toute cette région au bord des routes du pétrole. De plus, celle-ci se trouve à côté de l'Afghanistan où on a découvert du lithium, métal nécessaire pour tout, nos téléphones portables et toute l'électronique moderne. Ils ont des réserves de lithium faramineuses et d'autres métaux rares et au Pakistan il y a aussi pas mal de métaux rares.
Mon héroïne voit tout cela et elle va vouloir pénétrer en clandestine à Gwadar. Elle va se faire arrêter par l'armée mais s'en sort quand même. Par contre, elle va obtenir une interview d'un chef islamiste. Elle y va, et là c'est le piège parce qu'ils la prennent pour une espionne mais je ne vais pas vous raconter ce qui va se passer.
Elle vit aussi une très belle histoire d'amour avec un jeune pakistanais qui est le fameux théâtreux mais à la fin, on va se rendre compte que cet homme de théâtre n'est pas ce qu'il semblait être. Il y a donc beaucoup de suspens tout au long du roman.
DBAS : Votre enthousiasme donne envie à la fois de lire votre livre mais aussi d'aller au Pakistan ; là, vous avez aiguisé ma curiosité. Vous avez ainsi mis 4 ans pour l'écrire.
Kenizé Mourad : Oui, c'est la durée moyenne pour la rédaction de mes ouvrages, à peu près 2 ans de documentation, 2 ans d'écriture. Pas tout à fait 4 ans pour celui-là, peut-être 3. C'est à dire, j'ai commencé et puis je l'ai laissé tomber pendant 2 ans et puis je l'ai repris...
DBAS : Est-ce que vous avez un autre projet de livre ?
Kenizé Mourad : Pour l'instant, non. J'écrirai sans doute un jour sur la Turquie, pour l'instant j'attends encore un peu.
Séance de dédicace de Kenizé Mourad à Istanbul
DBAS : Et est-ce que vous avez des projets en Turquie dont on peut parler ?
Kenizé Mourad : J'ai des projets dont on ne peut pas parler (rires)... J'ai des projets de voyages en Turquie pour connaître un peu mieux ce pays qui est aussi le mien mais que je connais mal.
DBAS : Vous êtes issue de plusieurs cultures. Est-ce que vous vous sentez plutôt française, turque, indienne ou les trois à la fois ?
Kenizé Mourad : Je ne me sens rien et je me sens tout. Je me sens un être humain. Tous les pays ont leurs bons et leurs mauvais côtés. C'est vrai que le français étant ma langue, je suis à l'aise en France. En même temps, j'aime le côté chaleureux en Turquie et puis c'est quand même le pays de mes ancêtres. Comme disait feu ma tante Neslişah Sultan "Tout ce qui est beau à Istanbul a été fait par mes ancêtres." C'est vrai, ce qui est laid a été fait après, on ne peut pas dire autre chose (rires). La Turquie est un pays qui fait rêver et qui est très irritant à la fois.
Et puis il y a l'Inde et le Pakistan. Je me sens assez chez moi au Pakistan aussi. En Inde, il y a deux mondes différents : le monde hindou et le monde musulman. On ne peut pas dire que c'est le même pays, ça n'a vraiment rien à voir. Dans l'Inde musulmane, je me sens chez moi ; dans l'Inde hindoue, je me sens une étrangère. D''ailleurs je suis rejetée, je suis une intouchable. Je ne parle pas des gens cultivés mais des traditionnels.
Kenizé Mourad et Ebru Sanver
DBAS : Voulez-vous encore montrer autre chose dans ce livre ?
Kenizé Mourad : Je suis assez malheureuse de voir la façon dont les musulmans sont rejetés aujourd'hui presque partout dans le monde à cause des horreurs que font certains. Je me suis toujours battue dans tous mes livres là-dessus, et j'ai toujours écrit sur ce sujet. Dans celui-ci aussi, je fais parler la begüm : il y a une scène où arrive une femme envoyée par l'Arabie Saoudite - c'est la réalité - pour faire de la propagande. Elle donne de grandes conférences aux femmes de la bourgeoisie pakistanaise qui en général ne se voilaient pas et ont commencé à le faire à cause de l'influence de cette femme.
Ma tante a toujours dit : "Ce n'est pas parce qu'on a un chiffon sur la tête qu'on est une bonne musulmane." Je trouve cette phrase très bien. Elle est très pieuse et ne s'est jamais couvert la tête. Dans mon livre, il y a tout un chapitre là-dessus où cette conférencière dit un certain nombre de choses et cette dame, cette begüm, lui rétorque que dans l'islam, le voile n'est pas du tout obligatoire. L'intervenante lui répond que si, et alors la begüm lui parle de choses sur l'islam en sortant à chaque fois des versets du Coran qui contredisent les propos de la conférencière. Je fais ça dans tous mes livres, je répète pour que ça rentre parce que ça ne rentre pas...
DBAS : Dans quelle langue a été ou sera traduit "Le pays des purs" ?
Kenizé Mourad : Pour l'instant, il a été traduit en turc, en grec et en roumain. Il va bientôt l'être en espagnol, j'espère aussi en italien et en allemand, car mes livres sont toujours traduits dans ces langues. L'anglais, ça va peut-être être plus difficile, savez-vous pourquoi ? Parce que les anglais qui ont colonisé l'Inde, et donc le Pakistan, croient tout savoir sur ces pays et personne d'autre n'a le droit d'en parler. Enfin, on va voir...
Kenizé Mourad, place de Taksim/Istanbul
DBAS : Une dernière question, quel est votre souvenir le plus marquant en Turquie où vous êtes venue pour la première fois il y a 40 ans et où vous revenez régulièrement depuis 10 ans ?
Kenizé Mourad : Entre temps, j'ai été journaliste et je venais en tant que telle. J'ai un souvenir assez extraordinaire, c'était avec Bülent Ecevit* que je suivais durant sa campagne électorale. Nous étions au bord de la Mer Noire du côté de Trébizonde – Trabzon - et on devait faire un trajet d'une quinzaine de km dans un petit bus. Les journalistes étaient là, la foule était sur les bas-côtés. On aurait du faire les 15 km en 1 h en allant lentement. En fait, on a mis 7 h parce que des gens étaient couchés sur la route, ils voulaient le voir, lui parler, l'embrasser, c'était extraordinaire !
Une autre chose qui m'avait beaucoup impressionnée d'Ecevit. Il savait que mon père était indien et m'a dit avoir commencé à traduire la Bhagavad-Gita**. Il s'intéressait beaucoup au soufisme et je lui ai répondu : "Ah bon ? C'est très bien". Et là il me répond : "J'ai dû arrêter parce que je suis devenu Premier Ministre..." J'ai trouvé ça tellement mignon. Hélas, je suis devenu Premier Ministre, j'ai arrêté de traduire la Bhagavad-Gita.
Par ailleurs, c'est le seul homme politique turc qui a continué à habiter son tout petit appartement de 2 pièces à Ankara dans un endroit absolument plus que modeste. Il y a demeuré le reste de sa vie, même en tant qu'ancien Premier Ministre et ancien parlementaire. Il était extrêmement modeste, c'est un homme qui avait énormément de qualités. On dit que c'était l'homme politique honnête en Turquie...
* homme politique turc, nommé cinq fois Premier Ministre et élu parlementaire
** oeuvre mystique et philosophique indienne