23 Mai 2018
Sur la route qui serpente entre Batman et Midyat, le Tigre, ce fleuve mythique de Mésopotamie qui prend sa source en Turquie, se laisse admirer déjà à une dizaine de kilomètres avant d'arriver à Hasankeyf.
Plus on approche et plus les signes du chantier qui ébranle le secteur pour réaliser le barrage d’Ilısu démarré le 5 août 2006, 22ème et dernier ouvrage d’art du projet Anatolie du Sud-Est GAP, sont perceptibles.
Un pont enjambant le Tigre a été réalisé à quelques centaines de mètres en amont de celui en métal qui permet de traverser le fleuve et de découvrir ou redécouvrir, de part et d’autre, cette petite ville hors du commun, au passé de 12 000 ans et habitée encore par environ 3000 âmes.
Juste avant d'atteindre les premières constructions, une route mène au nouvel Hasankeyf composé de 710 logements sans âme érigés à un peu plus d'un kilomètre de là par le Ministère du Logement Collectif (TOKİ) aux pieds de la montagne Raman. Les services administratifs tels que la mairie, la poste ou la Sous-Préfecture y ont récemment déménagé.
En attendant, en ce 23 avril 2018, on célèbre la Fête de la Souveraineté Nationale et des Enfants. Les autorités arrivent au compte-goutte et s'installent sur les banquettes au bas des gradins mis en place sur la rive Nord, juste avant le pont, à proximité de plusieurs cafés – dont le plus grand perché sur de très hauts pilotis au bord de l'eau – qui n'existaient pas il y a 10 ans.
Enfants de l'école primaire et du collège Atatürk de Hasankeyf, accompagnés par leurs parents, frères et sœurs, ont revêtu pour certains des tee-shirts à l'effigie d’Atatürk, fondateur de la République Turque et aux couleurs du drapeau turc, d'autres des tenues évoquant différents pays de la planète, d'autres encore des costumes folkloriques de différentes régions du pays. Le spectacle préparé par les écoliers et leurs professeurs est vraiment réussi et très agréable à suivre.
Pendant ce temps, en contrebas de la citadelle se dressant majestueusement sur la rive opposée du Tigre, différents engins de chantier et de nombreux camions s'activent en permanence. Ces derniers déversent inlassablement des tonnes de pierres au bas de la mosquée El-Rızk (début du XVème siècle) où, par le passé, des paillottes permettaient de déguster quelques bonnes viandes ou des poissons grillés du fleuve.
Les seules paillottes encore existantes se trouvent de l'autre côté du pont métallique et ont vue sur une infime partie des quelque 4000 grottes nichées dans les rochers environnants.
Une fine poussière de linceul blanc tourbillonne en permanence dans le quartier de la citadelle.
L’arche et les piliers du pont artukide datant du début du XIIème siècle sont devenus méconnaissables, vêtus d'une carapace de pierre destinée à les protéger et les sauvegarder...
L'habitat en haut de l'arche dans lequel vivait une famille par le passé est muré...
Ces vestiges vieux de 900 ans resteront sur place et il semblerait qu’on puisse ensuite les admirer d’en haut, à travers l'eau, une fois les vannes du barrage ouvertes...
Le tombeau de Zeynel Bey est le seul ouvrage à ce jour qui a été déplacé, en mai 2017. Il se trouve pour le moment à hauteur du nouvel Hasankeyf... Aperçu de loin, il semble perdu à côté de ces nouvelles constructions en béton...
Le calendrier actuel prévoit le début du déménagement des habitants dans leurs immeubles de l'autre côté du Tigre dans les toutes prochaines semaines, peut-être bien en juin ...
Le hammam artukide ainsi que la mosquée El Rızk et son minaret en haut duquel les cigognes avaient pour habitude de nicher et dont le jardinet accueillait en cet après-midi d'avril 2018 un habitant venu y faire une de ses dernières siestes, seront ensuite à leur tour déplacés, pièce par pièce, dans le nouveau parc culturel à ciel ouvert près du nouvel Hasankeyf...
La porte du milieu - Ortakapı - de la citadelle construite par les Ayyoubides au XIIIème siècle, la mosquée Koç (période seldjoukide) et celle de Sulayman (1407) dotée d’un minaret aux ornements magnifiques dont la décoration rappelle celui de la mosquée Ulu à Mardin, subiront le même sort...
Quelles seront les nouvelles conditions de vie, de travail des habitants ?
Les dindons qui font partie du paysage quotidien de ce joyau de la Mésopotamie auront-ils encore des coins de verdure où s’ébattre en toute liberté ?
Qu’adviendra-t-il des jardins, des tonnelles recouvertes de vigne vierge ? Est-ce que les "taht", ces lits carrés surélevés construits en frêne et utilisés pour passer la nuit à la belle étoile durant les chaudes nuits estivales, trouveront une place ?
En attendant, les touristes locaux viennent en masse à Hasankeyf faire des selfies avant que seul le haut de la citadelle ne se dégage encore des eaux du barrage...
Mais ont-ils véritablement conscience de ce pan d'histoire qui va sombrer, tel le Titanic ?