Faire connaître la Turquie et ses habitants avec les yeux d'une alsacienne qui y vit depuis 21 ans.
5 Janvier 2009
Après avoir connu Mevlana, Eva de Vitray Meyerovitch, professeur de philosophie, chargée de recherches durant de nombreuses années au CNRS, issue d'une famille bourgeoise chrétienne, mariée à un juif, se convertit à l'Islam et prend le nom de Havva.
Eva dans sa jeunesse - photo fournie par Şamil Kucur
Lors d'une de ses dernières conférences, donnée le 26 mai 1998 dans la ville de Konya, en Anatolie Centrale, où repose Celaleddin'i Rumi, le fondateur de la confrérie des derviches tourneurs (appelé aussi Mevlana), elle dit à l'auditoire : "Enterrez-moi à Konya pour rester jusqu'à la fin des temps à l'ombre de la spiritualité de Mevlana ". Elle décède à l'âge de 90 ans le 24 juillet 1999 et sa famille l'enterre dans le cimetière de Thiais, près de Paris. Ce jour-là, elle est entourée de 5 proches...
Eva, à la fin de sa vie - photo extraite du journal Sabah du 8.11.2008
Konya était pour Eva le deuxième lieu saint de l’Islam et elle gardait une grande nostalgie de son mausolée visité à plusieurs reprises. Alors qu’elle étudiait et traduisait un texte du XIIIème siècle de Rumi évoquant la ronde des atomes, il y a plus de cinquante ans de cela, elle entendit à la radio une émission scientifique évoquant ledit sujet. Cette coïncidence porteuse de sens à ses yeux l’amène à se convertir à l’Islam, à une période où devenir musulman pour une femme occidentale choquait encore plus que de nos jours.
Alors qu'elle fait son chemin vers l'Islam, une nuit, elle fait un rêve et se voit enterrée dans une tombe comme jamais elle n'avait vu et sur laquelle son prénom écrit en arabe et en perse s'était transformé en Hawa. Elle en conclut qu'elle mourrait vraiment musulmane.
De gauche à droite des amies d'Eva réunies devant sa tombe : Yıldız Ay, Colette Nour-Brahy, Betoule Fekkar Lambiotte et Amina Hassan - photo de Şamil Kucur
Une quinzaine d'années passe, elle se rend pour la première fois à Istanbul et y rencontre un derviche tourneur, architecte de métier, qui l'emmène par hasard voir un chantier dans une ancienne maison de retraite de derviches devenue musée. Elle y découvre avec stupeur une tombe identique à celle de son rêve lointain et apprend que c'est une pierre tombale de femme disciple de Rumi.
Traduction la plus juste possible de ce qui est écrit sur sa tombe : Eva de Vitray Meyerovic, d'origine française, s'est dirigée vers la voie du salut en devenant musulmane - Avec la bienveillance de Mevlana, elle a rendu beaucoup de services - Je souhaite que l'au-dela soit honorée de beauté - Yakut ayant eu connaissance de son décès a communiqué sa date - Madame Havva la mevlevi est partie avec amour - photo de Şamil Kucur
Eva qui a connu tous les honneurs, qui a rencontré durant sa vie de nombreuses personnalités marquantes, qui s'est intéressée à l'homme et aux faits de l'actualité, vécut un choc énorme lors d'un voyage au Maroc alors qu'elle a déjà un âge avancé. Reçue en privé par un maître du soufisme, ce dernier s'exclame en la voyant "Rumi est ici !" en montrant l'emplacement du coeur d'Eva. Cette dernière fond en larmes !
Cette intellectuelle, écrivain et traductrice, laisse derrière elle une oeuvre majeure : la traduction de 25 oeuvres de Rumi (soit quasi toutes), une quinzaine d'ouvrages personnels, témoignages et mémoires de l'amour porté à l'Islam. Par ses écrits et les conférences données, elle présente au monde un autre visage de l’Islam, reliant l'Orient à l'Occident en brisant de nombreux préjugés, ouvrant les horizons sur la spiritualité musulmane authentique. A travers ses mémoires, son nom restera à jamais associé à son maître spirituel, Rumi, personnage indissociable de sa vie.
Eva de Vitray dans les années où elle était déjà devenue musulmane - photo fournie par Şamil Kucur
Yıldız Ay est originaire de Konya et vit en France avec sa famille. Elle a 16 ans lorsqu'elle rencontre Eva de Vitray à son domicile. Celle-ci la reçoit avec sa soeur qu'elle connaît déjà et sa mère, bien que malade et alitée, avec sa douceur et son amour habituels.
Cette rencontre restera gravée à jamais dans la mémoire de la jeune fille et un message spirituel, compréhensible seulement entre Eva et elle, va passer. Yıldız va se réconcilier avec sa religion, faire connaissance avec Mevlana et se rapprocher de lui. A la mort d'Eva, Yıldız va oeuvrer pour réaliser son voeu le plus cher, de reposer pour l'éternité près de Rumi, et perpétrer la mémoire de cette femme qui l'a guidée spirituellement.
Yıldız Ay, lors de la conférence du 16.12.2008 - photo de Şamil Kucur
C'est le 17 décembre 2008, date anniversaire du "Şeb-i Arus", journée commémorative de la mort de Mevlana, que cette femme au parcours hors du commun est venue retrouver son Maître.
Rumi
La mairie de Konya, le centre culturel Mevlana et l'Université Selcuk se sont associé pour organiser la cérémonie commémorative donnée en son honneur. Une conférence a eu lieu la veille dans la salle Sultan Veled du centre culturel Mevlana a permis à de nombreux intervenants, dont Yıldız, d'évoquer la mémoire d'Eva de Vitray. Parmi les présents se trouvaient M. Tahir Akyürek, Maire de Konya, le Dr Agah Oktay Güner, ancien Ministre turc de la Culture, d'éminents professeurs turcs et étrangers, d'anciens élèves d'Eva, des amis.
Conférence du 16 décembre 2008 - photo de Şamil Kucur
Les mosquées de la ville ont annoncé le 17 décembre son enterrement qui a lieu à 11 h. Une prière selon les rites funéraires musulmans a eu lieu devant la mosquée de Selimiye située à l'intérieur du complexe du musée de Mevlana.
Funérailles devant la mosquée Selimiye de Konya - photo de Şamil Kucur
Une assistance nombreuse a participé à la cérémonie, bien plus nombreuse qu'elle ne l'était lors de son enterrement en France 9 ans auparavant.
Photo de Şamil Kucur
Son cercueil, revêtu d'un tissu vert, a été porté sur les épaules de plusieurs hommes au cimetière d'Üçler situé à une cinquantaine de mètres du musée Mevlana. Eva a rejoint sa sépulture et la pierre tombale qui avait apparu dans son rêve.
Transport de la dépouille d'Eva jusqu'au cimetière Üçler - photo de Şamil Kucur
Après la lecture du Coran et les prières habituelles, Eva a été confiée à Mevlana et à Konya... Une vieille dame qui n'a jamais connu Eva, a enlacé ses amis proches venus de l'étranger pour l'accompagner dans sa dernière demeure en disant, les larmes aux yeux : "Maintenant, Eva nous est confiée. Elle est devenue notre soeur... Elle sera toujours avec nous dans nos prières."
Mise en terre et prières - photo de Şamil Kucur
Je voudrais remercier un certain nombre de personnes pour leur aide à différents niveaux :
- Aytekin, ami turc de Strasbourg et fidèle lecteur, qui le premier, en novembre dernier, m'a donné un quotidien turc annonçant le proche évènement en première page, pensant que cela pouvait m'intéresser
- Gülseren, turque francophone habitant Konya, abonnée au blog, qui m'a parlée de la cérémonie à laquelle elle a assisté le 17 décembre
- Şamil Kucur, journaliste turc d'Istanbul, présent également et qui m'a fait parvenir un certain nombre de documents et toutes les photos qui illustrent cet article ; je lui en suis infiniment reconnaissante
- Frère Alberto, ami et spécialiste du soufisme qui m'a mis en contact avec Şamil.
Sans eux, probablement le seul article en français à ce jour concernant le transfert de la dépouille d'Eva de Vitray à Konya, n'aurait pas pu se faire.